Si je ne devais garder qu’un de mes sens, je choisirais le
toucher, mais je veux les garder tous. Un ami m’a dit que je n’avais pas de
principe, je ne suis pas arrivée à le contredire, mais je pense toujours qu’il
avait tort. Je considère que je vais bien. Je n’écris pas pour me distraire. Je
pense sans y penser. Je ne râle pas chaque fois qu’il pleut. J’aime les désirs
contagieux. Je pense aux conséquences. Je ne fais pas confiance à mon sens de
l’orientation. Je n’ai pas surpris mes parents en train de faire l’amour.
J’aime les vraies couleurs, pas les demis ou les pseudos couleurs. J’oublie
beaucoup, mais pas tout. Je n’aime pas écrire dans un carnet. Il m’arrive de
laisser une phrase en suspens sans raison. Il m’arrive de me rendre compte en
parlant que je suis ennuyeuse, alors je m’arrête de parler, mon interlocuteur
me presse de continuer, mon embarras n’arrange rien. Je ne m’intéresse
pas à la mécanique, à la physique, au droit international, à la presse locale
de l’endroit où je me trouve. Je ne cuisine pas. Je mange avec plaisir.
J’apprécie certains rituels. Je n’épargne pas d’argent pour ma retraite. J’aime
les longues soirées à table. J’aime le contact de mes mains avec la terre. Un
soir, j’ai préféré décaper un plancher à une partie de carcassone. Les voyages
en train ne m’ennuient pas. J’ai besoin d’une bonne raison pour voyager. Je me
sens relativement libre. Il m’arrive d’avoir des hallucinations olfactives. Je
ne regarde pas de films d’horreur. Je ne me suis pas mariée. J’ai reçu une décharge
électrique sur la scène d’un théâtre devant plusieurs centaines de personnes.
L’enterrement de ma grand-mère est tombé le jour d’une première. Je vais au
théâtre dans les pays étrangers que je visite, même si je n’en comprends pas la
langue. Je n’ai pas suivi le chemin qu’on a choisi pour moi. Je suis
enthousiaste le plus souvent possible. Quand je rencontre quelqu’un, je redoute
le moment où il me demandera ce que je fais dans la vie. Les gens qui mangent
avec les doigts me rassurent. Ma sœur a rêvé de faire pousser un arbre
à l’intérieur de sa maison, moi non. J’ai passé des soirées dans plusieurs
maisons dont les propriétaires semblaient n’avoir aucune contrainte financière
pour les aménager. Les maisons abandonnées me donnent toutes envie de les
habiter, même celles que je trouve abominables ou mal situées, et même si j’ai
déjà du mal à habiter ma propre maison. Dans le tram, j’invente la vie des
gens. Quand je ne connais pas l’histoire d’un objet, je l’invente. Je ne suis pas maniaque. Je m’évanouis en moyenne une fois par an.
Je ris plus facilement d’un jeu de mot que d’une histoire drôle. En musique, la
symétrie me plaît, la déconstruction m’intéresse. Je ne lis pas rapidement. Je
me soigne. La voix des gens est importante pour moi. Je vis autant dans
l’avenir et le passé que dans le présent. Je ne pense pas que les araignées
ressortent par le tube lorsqu’on les aspire. Je connais l’ivresse. Je peux
compatir. Je parle mal des langues étrangères. La musique m’inspire des films.
Enfant, j’ai construit un mur de Berlin en cubes de bois, il s’est écroulé
quand je l’ai nommé. J’ai installé mon ordinateur de bureau à l’endroit précis
où enfant je préférais jouer, je m’en suis rendue compte après plus d’un an.
J’ai du mal à dire non. Je ne me drogue pas. Je ne me déguise pas. Je ne crie pas pour communiquer.
Je ne parle pas pour éviter un silence. Qu’on ne m’entende pas me désespère. Je
suis fidèle. Je suis mal informée. Je pleure aux enterrements, au théâtre, et
la veille de mes règles. Je ne me souviens pas de ce que je faisais le jour de
la mort de Gainsbourg. Je n’étais pas née le jour de la mort de Brassens. Je
n’ai pas l’estomac fragile. Je ne suis pas hypocondriaque. Je fais des mauvais
choix mais je ne m’en lamente pas toujours. Pouvoir verbaliser l’absurdité me
rend certaines choses tolérables. Je ne sais pas ce qui, en moi, peut paraître
étrange aux autres. J’ai essayé de jouer de la guitare sèche et électrique, du
piano, du xylophone, de la clarinette, du saxophone, de la flûte, des percussions
orientales, j’ai chanté. Construire des choses en bois m’émerveille. J’ai
tendance à conserver. Je n’assume pas toujours les bizarreries de ma famille.
Les bizarreries des autres m’enchantent. La première fois que j’ai vu un
spectacle de danse contemporaine, j’ai pensé que les danseurs faisaient
n’importe quoi. J’ai giflé trois personnes. Quatre femmes m’ont giflée. Je
prends mal qu’on me repousse, mais je ne le fais pas toujours savoir. Il
m’arrive d’être malade en cachette. Je ne joue pas avec le feu. Entendre dire
les mots « auto », « chandail » et « jaquette » me fait sourire. Je parle mal
le dialecte de ma région. Ne pas faire une plaisanterie au moment adéquat parce
que la seule personne qui la comprendrait n’est pas avec moi me dépite. L’humidité
dans les murs me décourage. Je n’écoute pas les Beatles. J’ai eu une méningite,
une varicelle, une œsophagite. Les photographies qui accompagnent la
description des maladies me déplaisent, particulièrement les maladies de la
peau. Je ne m’enthousiasme pas à l’idée de sortir danser, mais il arrive que je
sorte danser et que cela m’enthousiasme. Je n’écris pas en langage sms. Je
porte une attention particulière à une partie de mon corps lorsqu’elle
cicatrise. Je pense à mes enfants comme s’ils existaient déjà. Je me méfie du
prestige. Une de mes amies a été internée en hôpital psychiatrique, une autre
enfermée en camisole de force, leur rendre visite ne m’a pas donné confiance
dans le corps médical psychiatrique. Le psychiatre que j’ai consulté ne m’a pas
donné confiance en lui. Je n’aime pas porter mes lunettes. Je marche pieds nus
chez moi, chez les autres et à l’extérieur. Compter m’ennuie. Ecrire m’importe.
Je ris facilement. Je ne vends pas mes livres, je ne m’en débarrasse pas d’une
manière ou d’une autre, je les garde. Je bois mon café très chaud. Je cache mal
mon trouble. L’indépendance est un défi. Le pouvoir ne m’intéresse pas. Les
émotions m’emportent, la passion me dépasse. Sur une scène, la fragilité des
corps me touche plus que leur force. Je ne sais pas si mes intuitions sont
justes. Je me déconnecte facilement. Les visites au cimetière ne m’ennuient que
si je suis accompagnée. J’ai trop de choses à faire pour mourir maintenant. Je
ne pense pas qu’on puisse dormir sur ses deux oreilles. Par beau temps, j’ai du
mal à sortir sans un pull, au cas où. J’utilise l’eau de pluie. Ma culture est
essentiellement francophone. Dans une situation délicate, je me positionne
facilement, mais j’ai du mal à me faire entendre. Je me pose tous types de
questions. J’ai plus d’estime pour moi lorsque je me trouve en présence de
personnes par rapport à qui je ne vois aucun enjeu. Je voudrais remplacer le
bruit des voitures par celui des chevaux. Je me demande si mon chat n’a jamais
envie de se laver les dents. Les usines m’attirent. Changer brutalement
d’environnement me contrarie. Je me sens avancer. Je reconnais plus facilement
mes échecs que mes réussites. Je ne joue pas aux cartes. Je ne me soucie pas
des organismes que ma perception naturelle ne me permet pas de détecter. Mes
lapsus me font rire.
Lorie Lumen
(écrit après la lecture d'"Autoportrait", Edouard Levé, P.O.L., 2005)